L'éditorial de Christophe Geffroy sur le numéro de janvier de La Nef :
Nécessité de la loi naturelle
Nous constatons chaque jour que notre démocratie s’affaiblit progressivement, et ce n’est pas la séquence politique actuelle qui démentira ce jugement. Les causes, assurément, en sont multiples : nous avons souvent évoqué ici la fracture grandissante entre des élites mondialisées (les anywhere de David Goodhart) et les classes moyennes paupérisées attachées à leurs racines (les somewhere), fracture qui se retrouve également entre les politiques et le peuple qui ne s’estime plus représenté ; ou encore le transfert du pouvoir politique vers Bruxelles, sans parler de notre système de redistribution pléthorique qui a créé des castes de profiteurs qui, par leur capacité de nuisance, empêchent toute réforme structurelle. Et cela est loin d’épuiser le sujet.
Aujourd’hui, c’est un autre aspect de la question que je souhaite aborder et le prétexte m’en est donné par la publication d’un texte remarquable de Pierre Manent qui est aussi essentiel qu’il est modeste en taille : le déclin de la démocratie, qui est aussi celui du politique, a l’une de ses sources importantes dans le rejet du concept de loi naturelle (1).
Nécessité d’une base morale reconnue
Il y a encore peu, il existait un consensus tacite autour de principes universels tenus pour tellement évidents par tous qu’il n’était pas nécessaire de les spécifier, par exemple le mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme. Ces principes moraux formaient la « loi naturelle » : cela signifiait qu’il existait une « nature humaine » – les philosophes diraient une « essence » – commune à tous les hommes, soumise à des lois spécifiques (toutes les morales convergent peu ou prou en bannissant le vol, le meurtre, le mensonge, l’adultère…) et animée d’inclinations « naturelles », au nombre de quatre principales, que saint Thomas d’Aquin résumait ainsi : la préservation de l’être, la tendance de l’homme et de la femme à s’unir et à se reproduire, la prédisposition à s’associer pour former une société ou corps politique, le désir enfin de connaître la vérité sur Dieu.
De ses quatre inclinations, les Modernes ne reconnaissent que la première. La société, notamment, n’étant pas naturelle, sa conservation n’est pas une fin en soi et ne saurait justifier ou motiver la loi. En ramenant tout à l’individu, on en a fait un être isolé, aspirant à l’autonomie, capable de se donner à lui-même la loi, ne voulant rien recevoir, s’affranchissant au contraire de toute détermination contraignant sa volonté, qu’elle provienne de Dieu, de la nature ou de la culture. En effet, pour le Moderne, la loi naturelle (a fortiori la loi divine) est une restriction insupportable à sa liberté, comme l’est également tout ce qui la limite et qui n’est pas le fruit de sa propre décision. Ainsi, cette volonté est créatrice d’un ordre nouveau, centré sur l’individu – seul élément « naturel » encore reconnu – et fondé sur un contrat de chacun avec chacun, le « contrat social ». « Dans la perspective du progrès moderne, écrit Pierre Manent, tout ce qui est au-delà du corps propre et de ses besoins immédiats relève du voulu ou du construit, et n’est guidé ni légitimé par aucune tendance ou inclination naturelle » (p. 23). Désormais, le principe de toute justice réside dans le rapport à soi de l’individu, et non plus dans le rapport aux autres.
Relation au politique bouleversée
Cela modifie profondément la relation au politique des démocraties occidentales, par « la subversion active et pour ainsi dire systématique de la tendance humaine à l’association » (p. 39), par la primauté de l’individuel sur le collectif, ce qui contribue à la désagrégation des communs et finalement à la dislocation du lien social – dont souffrent en premier lieu les plus pauvres, les plus vulnérables. Cela se traduit par une invraisemblable inflation de « droits de l’homme » sans référence à la notion de bien, car la recherche du bien exige effort et vertu et, affirme-t-on, chacun est libre d’avoir sa propre vision du bien, d’où son élimination de l’espace public au profit des droits qui bénéficient à tous les hommes sans distinction. Le corps politique apparaît désormais comme une association particulière face auquel tout individu est porteur d’un droit opposable qui s’impose à la communauté.
La démocratie représentative, le politique comme la nation sont les principales victimes de cette idéologie moderne. En effet, le principe d’un corps politique (comme la nation) est d’instituer des séparations, des préférences (entre citoyens et étrangers, par le droit de vote, par exemple). Mais cela est désormais vu comme une injustice. On comprend ainsi pourquoi la tendance moderne conduit à l’effacement du politique, de la nation et des communs, comme on ne l’observe que trop aujourd’hui.
Ajoutons que nous ne résoudrons pas la crise profonde que nous traversons sans renverser les principes mortifères qui nous gouvernent. Cela semble une montagne infranchissable tant cela suppose un bouleversement radical de nos mentalités d’hommes modernes. À l’origine de cette longue évolution qui a conduit à la situation actuelle, il y a le rejet progressif de Dieu, de nos cœurs d’abord, puis de nos cités. On ne parviendra pas à reconstruire une société digne de ce nom sans revenir sur ce rejet, donc sans une évangélisation de nos vieilles nations jadis chrétienne.
(1) Pierre Manent, Pourquoi la loi naturelle ?, Boleine, 2024, 60 pages, 9 €.